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Étiqueté : Mamie
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A-corps, le il y a 11 mois et 1 semaine.
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23 décembre 2022 à 15h42 #15140
A-corps
Maître des clésElle s’appelait mamie…
Monsieur Cabane qui trimballe ses poubelles. Tiens, il est rappelé par sa femme, il en avait oublié une, de poubelle, comme toujours. Ou alors était-ce une étourderie volontaire, une étourderie flemmarde ? En tout cas, il en fait du bruit pour les descendre ses ordures, à croire qu’il veut que tout l’immeuble sache qu’il fait bien ce que lui dit sa femme. Il pourrait mettre aussi des mocassins pendant qu’il y pense, pour se balader dans les pièces de sa maison. Tiens, il croise Mme Martin.
Chic femme cette madame Martin. Dommage qu’elle soit juive. Enfin dommage, je n’ai rien contre les juifs, ma voisine l’est, la preuve, et je m’entends bien avec elle, mais bon… Il paraît qu’elle s’est fait agresser par une bande de voyous en sortant du leader price lundi dernier. Le quartier part en vrille, moi je vous le dis. Il n’y a qu’à voir ces quatre jeunes dévergondés là en bas.
Casquettes à l’envers, chaussettes qui dépassent du pantalon comme s’ils s’étaient trop dépêchés de partir à l’école à laquelle ils ne vont pas. Petit sac de femme accroché à leur gros bras de futurs hommes, et téléphone portable greffé à leur main droite, leur permettant de communiquer entre eux sans avoir recours à la parole ni à la plus belle invention de l’être humain : Le langage.
C’est vrai qu’en dehors des « yo, ta mère, jure la Mecque, ou autre waouh très significatifs de leur culture », leur vocabulaire est trop limité pour un langage humain normal. Il faut donc avoir recours à l’écriture du langage texto, le langage des flemmards illettrés et analphabètes.
Tiens, y’en a un qui vient de se faire mal au bras en tombant de son skate. Zut, pas assez pour que les pompiers l’embarquent, mais suffisamment quand même pour qu’il arrête son tapage diurne assourdissant. C’est incroyable ce que les jeunes peuvent être bruyants ! Moins ils ont à dire, plus ils veulent qu’on les entende, et plus ils veulent qu’on les entende, plus ils utilisent des objets sonores assourdissants qui ne donnent qu’une envie : leur dire de se taire. Tiens, une dame leur crie de faire moins de bruit. Quand je disais qu’ils étaient les ennemis du silence…
Tiens, mais c’est mademoiselle Bonhoure, la vieille fille de l’immeuble d’en face. Une vraie concierge de statut, mais sans le titre. Une pipelette, mes aïeux, une pipelette ! Toujours un potin à raconter, une rumeur à propager, une fumée à créer pour attiser le futur feu d’une nouvelle, qu’elle soit inventée ou non ! Et puis toujours à sa fenêtre à regarder les Autres, à croire qu’elle n’a que ça à faire, observer les autres…
– Bonjour, mamie ! Je suis rentré c’était ouvert.
– Bonjour mignon.
– Encore à zyeuter par la fenêtre, histoire de voir ce qu’il y a à voir ?
– Il y a toujours quelque chose à voir ici. C’est terrible, le quartier se dégrade très vite tu sais. Il faut être vigilant.
– C’est sûr…
– Pourquoi souris-tu ?
– Pour rien mamie, pour rien. Alors, qu’est-ce que tu racontes de beau ?
– Rien n’est beau. Tout est vieux et dur à cuire.
– Vraiment ?
– Oui. Je me fais vieille, tu sais.
– Moi, je te trouve très en forme mamie.
– C’est parce que tu ne m’as pas connu étant jeune. Je donnais le sein à ton père, tout en tricotant pour mon atelier et en entretenant la maison. Tu te rends compte ?
– Difficilement, en fait.
– Et puis, il n’y a pas que ça, figure-toi que… oh, toi, tu n’es pas rasé !
– Je le sais, mamie.
– Tu le sais mais tu ne fais rien pour arranger ça. Et qu’est-ce que c’est que cette tenue ? On dirait un clochard de la rue des miracles ! Oooooh !
– C’est une certaine mode, tu sais.
– Une mode ? C’est quoi ce pantalon ?
– Ça s’appelle un baggy, mamie.
– Un quoi ?
– Un baggy, ça veut dire sac en anglais.
– Sac ? À ça oui, ça porte bien son nom, on dirait vraiment deux sacs poubelles que tu as enfilé à chaque jambe ! Et tu n’as même pas fait d’ourlets ? Et ta ceinture, elle ne te sert à rien ? Tu pourras bientôt le mettre et l’enlever sans défaire les boutons ?
– C’est ça porter un baggy taille basse.
– À ce niveau c’est plutôt couilles basses ! On voit ton slip !
– C’est un caleçon. Il faut qu’on voie la marque.
– Pour quoi faire ? … je ne sais pas, pour qu’on sache que c’est une marque je suppose…
– Voilà un raisonnement bien stupide. Et le bas de ton pantalon qui traîne par terre, plein de saletés. Laisse-moi te faire un ourlet, ta grand-mère n’est pas couturière pour rien.
– Non, mamie. C’est comme ça que ça se porte.
– Mais non de non ! De nos jours, il faut tout faire à l’envers pour être à la mode ?
– Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
– Eh bien dame, par exemple ton tee shirt est trop serré, on voit tes têtons par transparence !
– C’est fait exprès, c’est ce qui rend sexy !
– Sexy ? Mais tu ne sais pas ce que tu racontes ! Il y a quelques années seulement, c’était la mode des homosexuels ! À moins que… ne me dis pas que…
– Mais non, mamie, ne t’inquiète pas, je ne défilerai pas à la prochaine gay pride. J’aime les filles.
– Oui, mais elles, est-ce qu’elles peuvent t’aimer au moins, dans cette tenue ? Regarde moi ces cheveux ! Non seulement tu ne te les coiffes pas, mais en plus de les laisser en l’air, tu mets du gel sur cette horreur !
– Ne te moque pas, ça me prend un temps fou de faire ça chaque matin !
– Si ça te prend un temps fou, ne le fais pas. Tu gagneras du temps si tu ne fais rien, et tu auras le même résultat. Avec un peu de chance, ce sera peut-être mieux. Ce ne sera pas difficile en tout cas.
– Dis-moi, quel âge tu as déjà ?
– 19ans, mémé.
– Et tu perds déjà tes cheveux ?
– Mais non, pourquoi tu dis ça ?
– Ben dame, tu as les cheveux ras devant et longs, touffus et dressés à la verticale derrière ! On dirait une caricature d’un savant fou dans les Bds d’Hergé.
– Qui ça ?
– Hergé… le père de Tintin.
– Le bonhomme blond avec une mèche ridicule sur le devant ?
– Au moins lui il a quelque chose sur le devant de son crâne !
– Enfin, tu parles des vieux livres qui tombent en miettes dans ton dressing ? Ça date des dinosaures ces trucs-là !
– Ces trucs-là, comme tu dis, ont tout inventé. Qu’est-ce qu’il y a de bien aujourd’hui, avec ta génération ? La star ac’? La nouvelle star ?
– Ben, ce n’est pas si mal ouais. Ça permet aux jeunes de savoir que tout le monde peut arriver à quelque chose dans la vie.
– Arriver à quoi ? À chanter du karaoké en reprenant les chansons des autres ?
– Mais tu dis n’importe quoi ! Notre génération a plein de trucs chouettes !
– Trucs, trucs, est-ce que tu connais d’autres mots de vocabulaires que ça ? Quels genres de « trucs » ?
– Ben… on a la wi, vous n’aviez pas la wi de votre temps, hein ?
– La « oui » ? Qu’est-ce que c’est ça la « oui » ? Une machine à dire oui ?
– La wi fi, mamie ! W.I. F.I. C’est une console de jeux vidéo qui permet de faire tous les mouvements que tu vois à l’écran. Comme si tu faisais du ski, de la moto, du golf, ou du tennis !
C’est génial la technologie, non ?
– Mais alors, tu ne les fais plus dans la réalité ?
– Ben, à quoi ça sert ?
– À les vivre, pardi !
– Mais c’est pareil.
– Mon dieu… C’est ça la technologie.
– Oui.
– Wi…
– Et y’a pas que ça, regarde tout ce qu’on peut stocker des données sur un petit appareil comme ça ?
– C’est quoi ça ?
– C’est un MP3 ?
– « Aime-pet-trois » ?
– Oui.
– C’est un peu comme un walk man ?
– Un quoi ?
– Un… non rien. Alors, ton aime-pet-trois, il a quoi de spécial ?
– Ben, je peux me balader dans la rue, en ayant toutes les musiques que j’aime à ma disposition, réduites dans un tout petit truc.
– Mais tu ne peux pas discuter avec les gens alors ?
– Mais je ne discute pas avec les gens.
– Pourquoi ?
– Ils font leur vie, je fais la mienne.
– Finalement, la vie est plus triste que je le pensais. Et ça à ton bras, c’est quoi, tu t’es blessé ?
– Non, c’est un brassard.
– Un brassard pour brasser quoi ?
– Sais pas. Tous les danseurs de techtonik en ont.
– La « tech te nique » ? Mais tu vis dans un monde effrayant !
– Pourquoi, c’est une danse à la mode. Regarde… Arrête ça tout de suite, on dirait une fille qui se trémousse !
– Approche-toi un peu pour voir… voilà. Tu as une cicatrice au niveau du sourcil. Tu t’es fait ça en dansant la tech te nique, mon garçon ?
– T’es vraiment drôle, mémé ! Je me suis rasé le sourcil !
– Tu te rases le sourcil et tu ne te rases même pas la barbe ? Tu ne te tromperais pas de poils à supprimer ?
– J’aime bien discuter avec toi, mémé. C’est vraiment rigolo.
– Rigolo ? Moi, ça me fait un tout autre effet. Et puis, si tu aimes tellement discuter avec moi, pourquoi est-ce que tu viens me voir aussi peu souvent ?
– Je fais ce que je peux, tu sais, mais…
– Mais quoi ? Tu as une voiture, que je sache ?
– Oui, mais je ne l’emprunte pas pour le centre-ville.
– C’est pour ça que la société a inventé les transports en commun. En commun ! Tu connais ? Même si ce sont un peu les transports tout seul avec ton « aime-pet-trois » ! Quoique si tu pètes tout le temps, ce sont peut-être les autres qui ne veulent pas de ta compagnie !
– Je ne te suis pas, mamie…
– Le bus, le métro… et le tramway maintenant, c’est nouveau.
– Nouveau ? On ne vous apprend plus rien au cours d’histoire ? Le tramway a été inventé et presque utilisé à Marseille depuis bien longtemps !
– N’importe quoi ! Et pourquoi on ne le voyait jamais alors ? Il se cachait peut-être ?
– Ne détourne pas la conversation. Pourquoi ne viens-tu pas ?
– Je n’ai pas beaucoup de temps.
– Comment ça, tu es bien à l’école encore ?
– À la fac.
– À l’école donc. Et le mot « école », ça veut dire temps libre.
– Ah bon ?
– Mais je n’ai pas que ça. Je fais aussi du kung fu.
– Oui, bien au lieu de faire des trucs de fous, tu pourrais passer plus de temps avec ta mamie comique, non ?
– J’ai aussi mes collègues à voir ?
– Tes collègues ? Mais je croyais que tu ne travaillais pas encore ?
– Non, je ne travaille pas.
– Alors comment peux-tu avoir des collègues ?
– Ben c’est d’anciens potes, des… des copains, des amis quoi.
– Des copains ou des amis ?
– Ce n’est pas pareil ?
– Dame, mais vous le faites exprès d’être aussi incultes ?
– Oh, ça va, ça va ! Avec toi, mamie, c’est toujours pareil, y’avait que votre génération qui était parfaite. Corrige-moi si je me trompe, mais ce n’est pas ta merveilleuse génération qui a fait la shoah et qui a lancé la bombe atomique ? … Je… pour toi, ce ne sont que des mots qui sortent de ta bouche… mais ce sont des événements que j’ai vécu, tu sais…pardon, je ne voulais pas te blesser, mais j’ai tout le temps l’impression que tu me rabaisses… Alors, c’est moi qui m’excuse, mignon. Je voulais juste te dire que tu n’es qu’un petit branleur, mais que je voulais te voir plus souvent. Venant de toi, je prends ça comme une chose positive.Et elle rit aux éclats, la tête en arrière et la bouche en O, imitant involontairement le bruit saccadé d’un coq sonnant l’aube naissante. Et avec mon portable, j’immortalisais devant ses yeux ébahis son fabuleux rire et sa toute aussi fabuleuse pétillance. C’est cette photo que je porte désormais avec moi, à chaque coup de fil reçu ou donné, comme pour me rappeler ce qu’elle était. Comme si à chaque appel, c’était un peu d’elle qui me téléphonait.
Nicolas Le Roux
LA CIOTAT, le 16 mai 2008
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