Accueil Forums Forum : Témoin-Âge Sagesse Au temps en emporte nos cheveux

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    A-corps
    Maître des clés

    Au temps en emporte nos cheveux

    Je suis désespéré de me regarder dans la glace. Une glace, il n’y a rien de pire parce qu’elle nous renvoie notre image. On ne peut pas tricher. C’est nous, c’est eux, c’est moi. C’est nous parce que c’est notre image, c’est eux parce que c’est de cette façon que les autres nous voient, et c’est moi parce que ce que je ne suis ni l’un ni l’autre, mais un peu des deux.

    Et qu’y a-t-il de pire que de voir son image, son reflet, donc ce que l’on est en fin de compte, se désagréger lentement mais sûrement, de manière si lente mais si visible que nous puissions la constater chaque jour ?

    Alors, comment est-ce que je vais me coiffer aujourd’hui ? En avant ? En arrière ?

    Sur lec ôté ? Comment est-ce que je vais faire quand il ne m’en restera plus ? Quel casse-tête ! Nous, les chauves, ne sommes que des handicapés esthétiques ! Sauf que personne ne nous donnera jamais aucune allocation de dédommagement ! On parle souvent du racisme, mais qui a déjà dénoncé celui subi par mes congénères ?
    Pourquoi les acteurs chauves n’obtiennent-ils jamais que des seconds rôles qui ne vivent pas assez longtemps pour voir la fin du film ?

    Ou bien, dans le meilleur des cas, ne sont-ils que des faire-valoir tellement insipides et insignifiants que même un héros d’une fadeur pathétique peut briller sans souffrir de la comparaison ? Je parie que vous ne vous êtes jamais posé ces questions. C’est normal, ne vous inquiétez pas. Mais non, vous n’êtes pas insensibles ! Vous êtes juste inconscients, ignorants du monde de la calvitie. Laissez-moi vous en instruire les bases… Le complexe de Samson ou la preuve de la virilité par les cheveux… Le pouvoir symbolique des cheveux ? Parlons-en, tiens ! Pourquoi est-ce qu’un homme viril et sexy doit nécessairement avoir des cheveux ? Vous pensez que ce ne sont que des fadaises surannées ?
    Rien n’est moins vrai. Interrogez un joueur de foot, même si vous pouvez toujours m’objecter que ce n’est généralement pas l’intellect qui les étouffe. Interrogez-le et demandez-lui pourquoi il ne se rase pas les veilles de match. Vous entendrez invariablement la même réponse :

    « C’est scientifique, se couper les poils diminue l’influx nerveux ». Et cette réponse est l’une des absurdités les plus communément répandues et acceptées dans les milieux sportifs. Incroyable, non ? En fait, le syndrome vient de l’antiquité et de la mythologie : Un Mr doit avoir des poils et des cheveux, sans quoi il perd sa virilité, sa force, ce qui fait de lui un homme, en somme. Ainsi, ce bon vieux Charlemagne, qui, outre le fait d’avoir inventé l’école et fait pas mal d’autres bourdes j’en suis sûr, fut peint et dépeint avec une barbe, alors qu’il était imberbe. Edifiant, non ? Eh bien, moi je dis qu’avec de tels modes de pensée, on n’est pas dans la merde, nous autres ! Crise capillaire, crise identitaire ?

    Il existe tellement de méthodes pour tenter de retarder l’inévitable que je ne vous barberais pas à les énumérer toutes. Je vous pose juste la question : si vos cheveux tombaient un à un, que feriez-vous pour éviter de vous avouer l’implacable vérité ?

    Combien d’heures passeriez-vous devant la glace à faire l’appel de vos cheveux manquants ? Combien de fois par jour saisiriez-vous l’occasion de voir votre implantation reculer ?

    Comment cela va-t-il commencer ? Par devant ? Par derrière ? Les gens la voient ils ? Si on me regarde de travers, est-ce pour cette raison ?

    Evidemment, perdre ses cheveux n’est pas de tout repos. On finit par en perdre le sommeil. Certains en perdent leur emploi. Beaucoup, pour la plupart, perdent leur femme. Est-ce de la faute de celles-ci ? Oui et non. Je me souviens de mon cas. Quand nos cheveux se font la malle, on a tendance à se sentir vulnérable. A cause de notre crâne qui a tendance à être tout à coup à découvert ? Pas forcément. Devenir chauve c’est un peu comme retourner à l’adolescence quand le corps se transforme sans que nous ne puissions faire quoi que ce soit pour contrecarrer ces plans hormonaux.

    La phase si terrible de l’adolescence ainsi passée, en voilà une nouvelle qui, après seulement quelques années de répit, se déclenche et nous métamorphose. Encore… A peine avons-nous le temps de nous habituer à une apparence qu’une nouvelle la supplante. Et si encore celle-ci était plus attrayante que la première ! Dans ce cas, cela pourrait être profitable, mais ressembler à l’oncle fétide de la famille Adams ne nous a jamais rendu plus sexy.

    Le pire n’est pas de se voir changer, même si le choc est effroyable. Le pire c’est de voir le regard des autres changer. Et au-dessus du lot, le regard de celle que l’on aime qui se transforme au gré des cheveux qui disparaissent. Avec nos poils du crâne partent aussi l’amour, l’admiration et l’attirance de l’être aimé. J’ai mal au coeur rien que de repenser aux regards fugitifs parcourant rapidement les tempes de ma chevelure dégarnie lorsque mes yeux se portaient ailleurs. Ces regards ou… cette absence de regard. Puis, la cerise sur le gâteau ou le cheveu sur le crâne (c’est selon les amateurs !), le regard de sa dulcinée finit par se poser sur un autre homme.

    Quand on s’en aperçoit, la douleur est grande, si grande qu’elle en paraît presque insurmontable. Puis le cercle vicieux sans début ni fin commence. On soupçonne de ne plus être aimé, la personne en face fait semblant de nous voir comme avant. Au début, il s’agit sans doute d’une paranoïa. Puis, le manque de confiance en soi et le manque de cheveu aidant, la paranoïa se transforme en réalité, et la personne tant chérie part en nous laissant cet étrange et amer sentiment de culpabilité…

    Apparence, apparence, quand tu nous tiens…

    Avez-vous la moindre idée de ce qu’est d’être jugé de façon capillaire ? Voir quelqu’un arrêter son geste parce qu’à l’écoute de ma voix, il s’attend à voir quelqu’un de jeune, ce qui est le cas, mais qui concorde mal avec la ressemblance de mon crâne avec un oeuf dur ?
    Savez-vous ce que c’est que d’aller chez le coiffeur pour avoir une coupe adéquate et voir en face de vous dans la glace, des coiffeuses se moquer de votre calvitie tout en étant trop bête pour comprendre qu’un miroir reflète forcément leur image, qu’elles parlent dans mon dos ou non ?

    Si vous ne connaissez pas tout cela, alors vous ne connaissez pas la souffrance d’être en bonne santé mais de ressembler à un patient atteint d’une maladie incurable. Vous ne comprenez pas pourquoi on a envie de tuer pour un regard, ou pour une parole malheureuse, si celle-ci est en rapport avec le sujet sensible en question. Vieillir avant l’âge est un traumatisme dont on ne sort pas indemne. Je n’en sortirai pas non plus, je pense. Ne plus se faire de cheveux ?

    M’en sortir ?

    Pour sortir de cet enfer, j’ai décidé d’entrer dans un autre. Je suis allé m’inscrire à une association qui prônait la fierté d’être chauve. Ils organisaient même plusieurs fois par an une « bald pride » où les chauves des quatre coins de France se réunissaient et paradaient tels de véritables phénomènes de foire. J’avoue que c’était amusant, distrayant et éducatif. J’avoue aussi qu’il existe de nombreuses associations qui s’efforcent d’aider réellement nos semblables de manière intelligente et d’éduquer les gens à cheveux à nous tolérer, nous respecter, voire nous aimer. Ceci mis à part, notre gourou à nous était une barge atteinte d’une pathologie psychopathique à un stade avancé. Il se voulait le défenseur du chauve power et se réclamait de Malcom X. Il avait d’ailleurs changé de nom, par traumatisme ou pour suivre ses principes.

    Tout comme Malcom Little avait refusé le nom de ses ancêtres esclaves, Guillaume Tif s’est fait rebaptiser Guillaume T., son patronyme entrant en contradiction avec ses convictions les plus profondes.
    Les réunions de ce comité exigeaient que l’on se rase le crâne entièrement, même s’il nous restait quelques cheveux résistants encore et toujours à l’oppression de la calvitie. Ceci en signe d’appartenance à notre vraie nature : le chauve. Au début de chacune de ces sessions, nous étions tenus dans un rituel solennel de présenter fièrement notre tête nue et de la brandir tel le sportif de couleur noire brandissant son poing ganté lui aussi de noir à la face d’Hitler en signe de détermination. Ferveur à la limite du fanatisme, ce qui se confirma peu après. Nous subissions directement l’influence d’un fan de Fight club avec des épreuves consistant à provoquer toute personne portant des cheveux, et à s’entraîner à la rhétorique capillaire pour développer une argumentation sans faille en faveur du chauve.

    L’intégration effectuée, nous prêtions serment de toujours défendre la cause des chauves.

    Parallèlement, je me demandais très souvent si un chauve seul ne vaut pas mieux qu’un chauve mal accompagné… même d’autres chauves ! Le plan de Guillaume T. tomba un soir de décembre. Il désirait monter toute une série d’attentats contre des instituts capillaires en tout genre, dénonçant ainsi la dictature du cheveu. Cibles visées : salons de coiffure, entreprises pharmaceutiques spécialisées dans les cheveux, etc…

    Je pris donc mes jambes à mon cou en partant loin de ces pratiques sectaires terroristes et appris plus tard que le premier poseur de bombes s’était fait sauter involontairement en même temps. Il n’avait pas pensé à mettre le minuteur à l’heure d’été. Erreur fatale. Une déclaration télévisée d’hommes cagoulés mais ayant décalottés celles-ci pour laisser apparaître leur crâne et donc leur revendication, avait eu lieu. Etant les seuls responsables de la fin tragique du poseur de bombe, ils déclarèrent tout de même étrangement d’une seule voix empreinte de colère contenue : « On va le venger ! ».

    A un cheveu de baisser les bras…

    Pourtant j’étais déterminé à ne pas me laisser abattre. Je développais donc une théorie exceptionnelle sur la beauté. J’ai d’ailleurs écrit un E-book (un livre électronique, marché extrêmement florissant et qui permet de rester anonyme, donc de ne pas montrer sa calvitie…). Je vous livre ici mes résultats en exclusivité. Je voulais moi aussi être admiré et regardé tout comme ces personnes à cheveux. De grands hommes chevelus ont par ailleurs confié qu’ils n’avaient commencé à avoir du succès seulement lorsque leurs congénères du même âge avaient débuté leur chute de cheveux. Moi aussi, je voulais sentir ce regard d’envie et de désir des femmes qui nous croisent. Moi aussi.

    Déduction logique : être beau est une affaire de génétique selon vous ?

    Quelque chose d’irrémédiable et auquel seule la chirurgie esthétique peut encore quelque chose ? Eh bien, je suis désolé de vous l’apprendre (quoique désolé ne soit pas le terme approprié pour une bonne nouvelle), mais il n’en est rien. Vous vous trompez même lourdement. Tout n’est qu’affaire d’apparence. Prenez quelqu’un à poil et foncièrement moche. Mettez-lui des vêtements de marque et une coupe à la mode, et il est très probable qu’il aura un succès très inattendu auprès de la gente féminine. De la même façon, prenez Leonardo Di Caprio, au charisme sexuel ambiguë et discutable, et décapez son crâne sur le milieu de la tête de façon à lui offrir une tonsure monastique, et vous en faites un individu sur lequel peu de femmes se retourneront. Si tant est qu’il y en est…

    La mode fait l’homme ? Oui. Le cheveu fait l’homme ? Tout aussi vrai.

    Peut-être la mode va-t-elle réhabiliter le chauve au sein de la société capillaire ?

    En regardant les nouvelles tendances des coupes à la mode, je me surprends à rêver d’un monde où la calvitie serait la norme du beau. Cheveux rasés devant, le reste groupé sous un tas de gel vers l’arrière-version David Beckam, cette nouvelle coiffure tendance « Chaud devant : calvitie précoce en approche » m’offre un tout petit espoir… Dommage que cela ne dure pas. La lassitude eut finalement raison de mon moral.

    J’étais désespéré. J’ai donc employé les grands moyens puisque les traitements, qu’ils soient oraux ou locaux, ne pouvaient plus arrêter l’hémorragie capillaire dont j’étais la victime. Puisque mes poils du crâne s’en vont, ce sera moi qui irai à ces poils si rares. Je me décidais donc pour le port d’un… toupet. Toupet est le nom générique pour perruque, moumoute et autres sobriquets… Perruque, moumoute et autres sobriquets… Aujourd’hui, il s’agit presque, lorsqu’on en met le prix, d’une prothèse.

    Une véritable seconde peau de tête sur laquelle sont juchés des cheveux plus vrais que nature. La première fois que je me suis réveillé d’une sieste sans l’avoir ôté, je me suis mis à hurler devant la glace, ne me reconnaissant pas. Les autres non plus d’ailleurs. Les inconnus ne me reconnaissaient plus. Etrange comme sensation. Celle d’être quelqu’un de regardé. J’existais à nouveau aux yeux des autres, et donc de moi-même. J’étais. J’ai des cheveux donc je suis. Cependant, un jour, le mal se déclara. Un matin comme tous les autres, je me rouquin ! Mes cheveux avaient repoussé, et pourtant je ne portais pas ma perruque. J’arborais une chevelure très courte mais crépue, d’un rouge vif.

    Après quelques instants de doute, je m’essuyais les yeux et découvrait avec horreur que la réalité était bien pire car mes nouveaux cheveux me démangeaient fortement. Ce n’était pas de nouveaux poils crâniens qui avaient poussés, mais une véritable éruption cutanée qui s’était développée sur toute la surface de ma tête. J’avais fait une allergie au gel servant de support stable à la moumoute. Comment allais-je faire. Étais-je donc condamné à revivre l’anonymat et la stigmatisation d’une vie sans cheveux ? Quel était mon destin ?

    Comment pouvait-on avoir un destin en étant chauve ?

    La destinée n’était-elle pas écrite dans le cheveu, symbole de l’ADN masculin ?

    Dernier recours : les implants. D’abords réticent en raison d’un certain aspect robotisant, je me suis laissé convaincre par mes derniers cheveux implorant de la compagnie dans le désert de la calvitie où ils tentaient de survivre. Tout doucement, mes cheveux ont repoussé, et chirurgie après chirurgie, douleur après douleur, euro après euro, mes cheveux sont d’autant réapparus que mon argent a disparu. Mais qu’importe, le résultat est là, sans allergie ni conservateur, de vrais cheveux, certes peu, mais tout de même, une vraie chevelure recouvrant mon pauvre crâne meurtri par tant d’opérations successives.

    Moins spectaculaire que la perruque, les implants m’offrent tout de même une vue agréable sur le peu de dignité qu’il me reste, quelques milliers de poils se dressant fièrement tels les membres du comité de Guillaume T.. Une crinière pour la virilité, une chevelure pour la dignité…

    Dieu est chauve ?

    Je pensais que mon calvaire devait s’arrêter là. Pourtant, au fond de moi, j’avais un étrange sentiment de synthétique dont le goût était loin d’être agréable. Une nuit, au fin fond d’un rêve dont la bêtise sans égal surpassait tout ce qu’un idiot comme moi pouvait imaginer, une étrange silhouette âgée et imposante fracassa les images absurdes qui se succédaient et se mit à me parler.

    – « Bonjour, monsieur.

    – Bonjour, euh, qui êtes-vous ?

    – Je suis dieu, voyons
    .
    – Dieu ? Mais, sans vouloir vous offenser, vous êtes chauve ?

    – Et alors ? Dieu n’a-t-il pas créé l’homme à son image, si l’on en croit les saintes écritures ?

    – Oui, mais…

    – Mais quoi ? Tous les hommes ne perdent-ils pas leurs cheveux tôt ou tard ?

    – C’est exact.

    – Vu mon âge, il est donc tout à fait logique que je n’aie plus un seul poil sur le caillou.

    – … c’est dingue, dieu est chauve !

    – Eh oui, mon bonhomme. Et vous croyez que je suis le seul dans ce cas, là-haut ?

    – Comment cela ?

    – Tu crois que j’aurais laissé quelqu’un ouvrir la mer morte en mon nom en risquant d’avoir les cheveux qui frisent ? Cela n’aurait pas été très crédible.

    – Vous voulez dire que Moïse… ?

    – Bien entendu. Et mon fils, alors ? Pensez un peu à la chute de cheveux héréditaire ?

    – Non… Jésus ?

    – Non, mon fils caché.

    – Vous avez un fils caché ?

    – Mais non abruti, je me fiche de vous. Bien sûr Jésus.

    – Mais… et les représentations picturales ? Cette longue chevelure ?

    – Les humains ont leurs clichés, on ne peut pas vraiment leur en vouloir. Bref, ce soir je suis ici pour vous, monsieur.

    – Pour moi ?

    – Vous aimez me faire répéter, décidément ! Croyez-vous que je n’ai que cela à faire ?

    – Non, non. Poursuivez.

    – Bien. Faisons bref. Vous gaspillez votre vie en futilité. On ne juge pas un homme à ces cheveux. Sinon, que penserait-on de Bouddha ?

    – Vous ? Vous croyez en Bouddha ?

    – Il me demande si je crois en Boudha! C’est un bon ami à moi, je ne peux que croire en son existence.

    – Incroyable !

    – Rappelez-vous. Vous n’êtes que ce que vous décidez d’être ».

    Réveillé en sursaut, je me levais et me traînais vers la salle de bain. Une fois devant la glace, je pris ma tondeuse à cheveux et me rasais le crâne. Puis, je me regardais longuement, sans penser au temps qui s’écoulait. Soudain, je me souris et j’en fus heureux.

    A mon père…
    Nicolas Le Roux
    LA CIOTAT, le 19 février 2007.
    Tous droits réservés

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